À la frontière entre mers et rivières jaillit l’énergie bleue

Médiation scientifique

L’énergie bleue issue de la différence de salinité entre l’eau douce des fleuves et l’eau salée de l’océan est une piste à explorer pour la transition énergétique. Cependant, les technologies existantes butent encore sur une efficacité insuffisante pour récupérer cette énergie à l’échelle industrielle. La recherche fondamentale sur les nanomatériaux effectuée dans les laboratoires de physique du CNRS offre aujourd’hui les moyens de dépasser les limites techniques pour rendre un jour cette solution applicable à grande échelle.

Un océan de découvertes

Ce texte est une version longue d'un article publié sur le blog Un océan de découvertes de CNRS Le Journal.

Créé à l'occasion de la Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030) lancée par l'Unesco, ce blog permet de découvrir un aperçu de la diversité des recherches menées au CNRS sur l’océan.

Les estuaires, un gisement énergétique à explorer

Dans les estuaires, là où rivières et mers se rejoignent, des eaux avec des salinités différentes rentrent en contact et leurs concentrations en sel s’équilibrent par un échange de matière. Ce phénomène, l’osmose, se produit dans de nombreuses situations à différentes échelles, et peut même s’exercer au travers de membranes semiperméables qui séparent deux contenants de salinités différentes. L’osmose produit de l’énergie osmotique, aussi appelée énergie bleue, qui peut être récupérée sous forme mécanique ou électrique.

Si nous ne sommes pas encore en capacité technique d’exploiter efficacement cette idée pourtant vieille de 50 ans, la quantité de flux d’eau dans le monde représente un gisement important d’énergie bleue. Les deltas des grands fleuves peuvent théoriquement fournir jusqu’à 17000 TWh par an, soit presque autant que 2 000 réacteurs nucléaires. L’énergie osmotique est renouvelable mais à la différence de l’éolien et du solaire elle se base sur un flux constant ce qui lui permet d’être produite en continu et de s’adapter aux besoins du réseau électrique. Elle présente donc les atouts nécessaires pour prendre une place importante dans un futur mix énergétique décarboné.

Des technologies existantes, mais avec un rendement insuffisant jusqu’ici

Pour récupérer l’énergie bleue, deux technologies existent déjà. Elles se fondent sur une membrane placée entre deux contenants de salinité différentes. La première, l’osmose à pression retardée (PRO), fonctionne en laissant l’eau douce d'un des contenants traverser la membrane semiperméable qui la sépare de l’eau salée de l'autre contenant pour diminuer la concentration en sel de celui-ci. L’augmentation de la pression dans le contenant d’eau salée permet de produire de l’énergie mécanique en actionnant une turbine. La seconde, l’électrodialyse inverse (RED), fonctionne avec des membranes empilées en ‘stack’ et qui distinguent les ions positifs du sel (Na+) de ses ions négatifs (Cl-). Sous l’effet de l’osmose, les premiers traversent des membranes cation-sélectives, tandis que les seconds traversent les membranes anions-sélectives. La séparation des charges positives et négatives produit un courant ionique converti ensuite en un courant électrique. Cette technologie génère donc directement de l’énergie électrique.

Si des installations pilotes ont déjà été construites pour les technologies PRO et RED leur développement actuel est freiné par leurs densités de puissance relativement faibles. En effet, elles nécessitent une surface de membrane très importante, encore peu rentable pour un développement industriel. L’usage d’une membrane suppose aussi un compromis entre son degré de perméabilité (laisser passer l’eau pure ou avec les ions), sa sélectivité (ne pas laisser passer les ions négatifs ou positifs) et sa tenue mécanique face à la différence de pression entre les deux contenants. Le flux constant d’ions au travers de la membrane provoque aussi une polarisation de charge, c’est-à-dire une différence de concentration des différents sels entre ses deux faces qui croit au cours du temps, ce qui diminue son efficacité.

La recherche fondamentale en nanofluidique pour de nouvelles membranes

Pour dépasser ces difficultés, des membranes plus performantes sont conçues à partir de nouveaux matériaux, tels que les membranes à base d’oxyde de titane, ou encore de matériaux bidimensionels. Ces études sont pour beaucoup réalisées en Chine et aux USA, et encore peu de laboratoires français abordent ce sujet. Une équipe du Laboratoire de physique de l’École Normale Supérieure menée par Lydéric Bocquet1 a porté un regard différent sur ce problème. Elle a concentré ses efforts non pas uniquement sur le matériau utilisé pour fabriquer les membranes, mais sur les nouveaux phénomènes nanofluidiques qui interviennent à l’échelle nanométrique (10-9 m). Les premières expériences ont porté sur le transport ionique au sein d’un unique nanotube en nitrure de bore (BN) placé à l’interface entre deux réservoirs, d’eau salée et d’eau douce. Les chercheurs mesurent alors un courant ionique traversant le nanotube, dont la valeur dépasse tout ce qui avait été mesuré précédemment. En extrapolant les résultats obtenus par ce seul nanopore, une installation RED avec une telle membrane de 1 m2 pourrait atteindre une puissance de 4 kW. Si la mise à l’échelle d’une membrane à base de nanotubes n’est pas réaliste, la leçon la plus importante tirée de ces expériences a été de proposer une voie différente pour la conception de membranes sur la base du transport osmotique optimal aux nanoéchelles.

La start-up Sweetch Energy, fondée en 2015, base son travail sur une rupture technologique issue de ces études. Saisissant le potentiel de l’innovation proposée, elle l’a appliqué à la création d’un nouveau type de membranes nanoporeuses : les membranes INOD® (Ionic nano osmotic diffusion), passant ainsi du laboratoire au déploiement d’une solution industrielle. Cette application de la recherche fondamentale a abouti à la création d’un premier site pilote de production d’énergie osmotique dans le delta du Rhône. Celui-ci sera installé en 2023 en collaboration avec la Compagnie Nationale du Rhône. L’objectif de Sweetch Energy est d’obtenir un mode de production d’électricité renouvelable qui soit viable économiquement, rapide à installer et généralisable partout où coexistent des eaux de salinités différentes.

Mini cellule INOD de Sweetch Energy en laboratoire. Crédit : Sweetch Energy
Figure 1 : Mini cellule INOD de Sweetch Energy en laboratoire. (Crédit : Sweetch Energy)

Une piste poudreuse à Grenoble

Conscient des limites techniques des membranes, le chercheur Cyril Picard explore avec son équipe au Laboratoire interdisciplinaire de physique2 , dans le cadre du projet osmolith, une autre manière d’exploiter l’énergie osmotique par la voie PRO. Il s’inspire de la technique dite de « Pressure swing adsorption » employée par exemple pour la production d’oxygène médical dans les hôpitaux. Il utilise pour cela une poudre nanoporeuse hydrophobe plongée alternativement dans de l’eau pure et de l’eau salée sous pression. Dans ce cas, les pores en surface de la poudre se remplissent progressivement d’eau pure et une différence de salinité apparait alors entre l’intérieur et l’extérieur de ces orifices. De plus, à cause du phénomène d’osmose, plus le liquide dans lequel est plongée la poudre est salé, plus la pression à appliquer pour remplir les pores est élevée. De l’énergie osmotique peut ainsi être récupérée sous forme d’énergie mécanique en déplaçant un piston par des cycles alternant des compressions dans de l’eau peu salée et des détentes dans de l’eau très salée.

Cette technologie présente plusieurs atouts potentiels majeurs par rapport à l’approche membrane. Le premier est son fonctionnement cyclique qui limite la polarisation de concentration. L’usage d’une poudre permet aussi une haute tenue mécanique, une densité de puissance importante peut alors être atteinte en travaillant sous haute pression. Autre avantage, le matériel mécanique nécessaire à la fabrication du dispositif est standard. Quant à la poudre nanoporeuse, il en existe déjà un type disponible commercialement qui sera employé dans un premier temps pour faire la preuve de concept de cette technologie. Enfin, cette méthode pour récupérer l’énergie osmotique ne nécessite pas un flux d’eau douce pour fonctionner et peut donc être installée en complément des centrales fluviales. Par exemple, il est possible d’utiliser l’eau des marais salants ou de certains effluents industriels avec de l’eau peu salée telle que l’eau de mer.
Figure 2: échantillon de poudre vu par microscopie électronique (chaque grain visible comporte des nanopores non visibles). (Crédit : LIPhy)
Figure 2: échantillon de poudre vu par microscopie électronique (chaque grain visible comporte des nanopores non visibles). (Crédit : LIPHy / ICN2 )

Actuellement, cette méthode de récupération de l’énergie osmotique est encore à un stade exploratoire. Pour pouvoir être appliquée à la production d’énergie, la recherche sur le système mécanique utilisé et les poudres nanoporeuses devra encore avancer. Il faudra notamment s’attaquer à la mise à l’échelle de l’ensemble. Cette approche par poudre n’est pas la seule envisagée par les chercheuses et chercheurs du LIPhy pour la valorisation d’énergie osmotique sans membrane. Ainsi, le projet nanosmotic, en collaboration avec le CEA LETI et conduit par Elisabeth Charlaix, s’appuie quant à lui sur des techniques utilisées en micro-électronique, un fleuron industriel du bassin grenoblois. Cette méthode paraît prometteuse pour atteindre des performances remarquables

Pour conclure

La recherche fondamentale sur les nanomatériaux et la nanofluidique ouvre de nouvelles pistes réalistes pour la transition énergétique. En pariant sur ces champs encore peu explorés, les chercheurs ont pu débloquer des verrous technologiques existants. Que ce soit par le développement de nouvelles membranes ou l’exploration de pistes innovantes, l’énergie bleue devient alors une possibilité de plus en plus concrète. Elle peut alors faire partie de l’ensemble des solutions industrielles qui rendront faisable la décarbonation de l’énergie partout où se rencontrent fleuves et océan.

  • 1Recherche effectuée au LPENS (CNRS / ENS / Sorbonne Université / Université Paris Cité) et initiée à l’Institut Lumière Matière (ILM, CNRS / Université Claude Bernard Lyon 1)
  • 2LIPhy (CNRS / UGA)

Contact

Lydéric Bocquet
Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire de physique de l'ENS, Paris
Cyril Picard
Maitre de conférences à l'Université Grenoble-Alpes, Laboratoire interdisciplinaire de physique
Communication CNRS Physique