Les bactéries mangeuses d'hydrocarbures accélèrent la consommation en remodelant les gouttelettes de pétrole

Résultat scientifique

Les bactéries Alcanivorax1 prolifèrent à la suite de déversements d'hydrocarbures et contribuent à la dégradation du pétrole dans les océans. Dans une étude, publiée dans la revue Scienceune collaboration de scientifiques a isolé des spécimens de bactéries Alcanivorax borkumensis en laboratoire, les a nourris de pétrole brut et a ensuite observé comment ils travaillaient ensemble pour manger le pétrole aussi rapidement et efficacement que possible. Cette découverte permet de mieux comprendre les processus de biodégradation des hydrocarbures déversés.

  • 1Yakimov MM, Golyshin PN, Lang S, Moore ER, Abraham WR, Lünsdorf H, Timmis KN. Alcanivorax borkumensis gen. nov., sp. nov., a new, hydrocarbon-degrading and surfactant-producing marine bacterium. Int J Syst Bacteriol. 1998 Apr;48 Pt 2:339-48. doi: 10.1099/00207713-48-2-339. PMID: 9731272.

Amoco Cadiz, Exxon Valdez, Deepwater Horizon… Au cours de ces marées noires, désastreuses pour la vie aquatique, prospère la bactérie Alcanivorax borkumensis. Le nom latin Alcanivorax signifie « dévoreuse d’alcanes » ; ces bactéries dégradent les longues chaînes carbonées produites par la décomposition des organismes vivants1 , et jouent à ce titre un rôle dans le cycle du carbone. Ces bactéries sont retrouvées en masse dans les marées noires et il a été montré qu’elles peuvent dégrader les nappes de pétrole avant qu’elles n’atteignent les côtes2 .

Dans le cadre d’une collaboration internationale entre l’Université du Tsukuba (Japon), le Centre de physique théorique (CPT, CNRS / Aix-Marseille Université / Université de Toulon), le laboratoire Processus d'activation sélectif par transfert d'énergie uni-électronique ou radiatif (PASTEUR, CNRS / ENS-PSL / Sorbonne Université), l’Institut Pierre-Gilles de Gennes (PSL Université) et le laboratoire Physico-chimie Curie (PCC, CNRS / Institut Curie / Sorbonne Université), les auteurs ont immobilisé dans une puce microfluidique des gouttelettes de pétrole progressivement dévorées par ces bactéries, et suivi au microscope confocal leur évolution au cours du temps. L'équipe a ainsi pu observer et quantifier l'ensemble du processus, de la colonisation initiale à la consommation complète des gouttelettes d'huile. Les conclusions de ces travaux ont été publiées dans le journal Science du 18 août 2023. Terry McGenity et Pierre Philippe Laissue, de l'université d'Essex, ont publié dans le même numéro de la revue un article de perspective décrivant ces travaux3 .

Alors que les bactéries qui ont été exposées pendant un temps court à une source de carbone insoluble forment des biofilms se développant en volume en maintenant la gouttelette sphérique, les bactéries qui ont été exposées plus longtemps à l'huile forment des biofilms minces ou apparaissent de nombreuses dendrites. Dans cette étude, les auteurs montrent que la vitesse à laquelle les bactéries dégradent les gouttelettes dépend de la morphologie du biofilm :  du fait de leur plus grande surface de contact entre le biofilm bactérien et l’interface eau/huile, les biofilms dendritiques sont beaucoup plus efficaces pour la dégradation rapide de l’huile. Toutefois, plutôt que d'être causée par une augmentation du débit métabolique individuel, cette accélération est la conséquence de l’organisation collective du biofilm à l’interface.

Sous le microscope, les bactéries apparaissent comme des bâtonnets allongés le long de la surface entre le pétrole et l’eau. Juste avant de former un tube, les bactéries s’orientent progressivement vers un point central, qui deviendra le cœur du tube. Ce motif en étoile est connu dans le cadre de la théorie des cristaux liquides4 sous le nom de défaut topologique de charge +1. Une fois la surface eau/pétrole déformée, la formation de ces tubes d’un rayon bien contrôlé est rendue possible à la fois par une diminution de la tension interfaciale de l’huile au cours du temps d’exposition aux hydrocarbures, et à une augmentation de l’hydrophobie des bactéries, qui induit une apparition d’une courbure préférentielle de l’interface eau-pétrole. Les auteurs ont développé un modèle qui permet d’expliquer ce phénomène.

Les chercheurs se sont enfin intéressés à étudier la présence de surfactants dans le milieu de culture, de manière à simuler l’utilisation des dispersants massivement déversés dans la mer lors de l’accident Deep Water Horizon. Dans le contexte de leurs expériences, les auteurs montrent que les surfactants diminuent l’adhésion des bactéries aux gouttes de pétrole, empêchant la formation des tubes et compromettant ainsi la dégradation du pétrole par ces bactéries. Cependant, des travaux supplémentaires sont encore nécessaires avant de pouvoir tirer des conclusions définitives sur l’effet des surfactants dans la gestion des marées noires, notamment en raison de la grande diversité de la composition des eaux océaniques.

Les auteurs de l’étude envisagent également des applications fondamentales dans la compréhension d’un processus clef du cycle du carbone qu’on appelle la neige marine, où des bactéries – dont Alcanivorax borkumensis – dévorent la matière organique en suspension. Ce processus de dégradation contribue alors au piégeage du dioxyde de carbone dans les profondeurs océaniques. 

  • 1McGenity, T.J., McKew, B.A. & Lea-Smith, D.J. Cryptic microbial hydrocarbon cycling. Nat Microbiol 6, 419–420 (2021). https://doi.org/10.1038/s41564-021-00881-4
  • 2Brooijmans RJ, Pastink MI, Siezen RJ. Hydrocarbon-degrading bacteria: the oil-spill clean-up crew. Microb Biotechnol. 2009 Nov;2(6):587-94. doi: 10.1111/j.1751-7915.2009.00151.x.
  • 3Terry J. McGenity Pierre Philippe Laissue, Bacteria stretch and bend oil to feed their appetite.Science381,728-729(2023).DOI:10.1126/science.adj4430
  • 4P. G. de Gennes and J. Prost, “The Physics of Liquid Crystals,” Oxford University Press, UK, 1993.

Références

Alcanivorax borkumensis Biofilms Enhance Oil Degradation By Interfacial Tubulation, Manoj Prasad, Nozomu Obana, S.-Z. Lin, Ken Sakai, Carles Blanch-Mercader, Jacques Prost, Nakao Nomura, Jean-François Rupprecht, Jacques Fattaccioli, A. S. Utada, paru le 18 août 2023 dans Science.
Doi : 10.1126/science.adf3345
Archives ouvertes : bioRxiv

Contact

Jean-François Rupprecht
Chargé de recherche CNRS au Centre de Physique Théorique (CPT)
Jacques Fattaccioli
Enseignant-chercheur à Sorbonne Université, Département de Chimie
Communication CNRS Physique