Récolter les fluctuations thermiques pour générer de l’électricité

Résultat scientifique Nanosciences Physique quantique

Découvert indirectement sur un dispositif expérimental de spintronique, des chercheurs et des chercheuses ont élaboré un nouveau concept permettant de récupérer de l'énergie à partir des fluctuations de la température ambiante.

La spintronique est une extension de l'électronique qui exploite les propriétés magnétiques des électrons (spin ↑ ou spin ↓) et qui préfigure l'électronique de demain dans le domaine de l'information et la communication. À l'instar des jonctions tunnel pour l'électronique, les jonctions tunnel magnétiques sont des composants prototypiques des dispositifs de spintronique. Elles sont constituées d’un empilement de deux électrodes ferromagnétiques, par exemple du cobalt (Co), séparées par une couche isolante très fine, par exemple de l'oxyde de magnésium (MgO) au travers de laquelle le courant électrique peut passer par l'effet quantique appelé effet tunnel. Cet effet conserve les propriétés quantiques de l’électron, dont son spin. La différence de résistance au passage du courant entre les deux électrodes selon l'orientation relative de leur aimantation, parallèle ou antiparallèle, s’appelle magnétorésistance tunnel, et son amplitude traduit le degré de polarisation de spin (c'est-à-dire l'excès d'alignement des spins ↑ par rapport aux spins ↓ ou réciproquement) du courant tunnel. 

Afin d’améliorer les performances de la spintronique, il est ainsi souhaitable d’augmenter la polarisation de spin du courant. Une piste prometteuse est l’interface entre un métal ferromagnétique et un composé organique. Afin de tester cette piste dans un dispositif de spintronique, des chercheurs et des chercheuses de l'Institut de physique et chimie des matériaux de Strasbourg (IPCMS, CNRS/Univ. Strasbourg) et de l'Institut Jean Lamour à Nancy (IJL, CNRS/Univ. Lorraine) ont intégré des interfaces cobalt/carbone (Co/C) aux interfaces de jonctions tunnel magnétiques Co/MgO/Co. Ils ont mesuré, à température ambiante, une magnétorésistance tunnel conséquente, ce qui prouve que de telles interfaces polarisent fortement en spin le courant qui les traverse. Ceci confirme ainsi l’utilité de ces interfaces pour la spintronique.

De manière tout-à-fait inattendue, les scientifiques ont également observé la génération de courants et de tensions électriques, alors que le dispositif est normalement passif. Ils ont ensuite écarté les artefacts envisageables tels des effets thermo- ou photo-induits. La finesse spectrale des mesures, cent fois meilleure que celle due à l’élargissement thermique à température ambiante, suggère des mécanismes de transport non classiques et l'intervention d'états électroniques discrets refroidis. S’inspirant des avancées théoriques et expérimentales de la thermodynamique quantique depuis environ 10 ans, et avec l’aide de collègues de l’Institut de chimie de Strasbourg (IC, CNRS/Univ. Strasbourg) et de l’Université d’Uppsala en Suède, les chercheurs et chercheuses ont alors proposé le mécanisme suivant. La génération d’électricité a pour origine la récupération de l’énergie thermique présente sur les états électroniques discrets et polarisés en spin de centres paramagnétiques présents au sein de la barrière tunnel. Sur ces centres, l’aimantation varie de manière aléatoire en raison des fluctuations thermiques1 entre les deux niveaux d'énergie correspondants aux états spin ↑ et ↓. Grâce aux interfaces Co/C, le courant tunnel depuis ces centres est fortement polarisé en spin et, lorsque l’aimantation des deux interfaces est antiparallèle, des fluctuations de courant électrique de spin opposé s’effectueront vers chaque électrode à une énergie différente (figure). Cette différence d’énergie génère une tension spontanée, qui conduit à un courant lorsque le circuit est fermé. Avec ce mécanisme, on réalise donc un générateur à spin qui récupère l'énergie des fluctuations thermiques du milieu environnant pour fournir de l'électricité.

Plusieurs mécanismes analogues de générateur à spin avaient déjà été mis en évidence, mais à très basse température et grâce à des matériaux plus exotiques : ces résultats montrent que le concept peut fonctionner à température ambiante et avec des matériaux couramment utilisés dans l'industrie. En extrapolant la puissance générée aux densités des jonctions tunnel magnétiques à base de MgO déjà commercialisées, la puissance surfacique pourrait excéder celle de l’irradiation solaire terrestre. La spintronique, déjà envisagée au-delà de son domaine historique de l’information et de la communication dans certaines applications en énergie, pourrait alors apporter une contribution majeure aux enjeux énergétiques actuels. Mais la simplicité apparente des matériaux utilisés (Co, C, MgO) masque la nécessité de contrôler la position d’atomes au sein de ceux-ci, ce qui reste un défi technologique majeur. Ainsi, la présence de centres paramagnétiques a très probablement été induite fortuitement par une migration d'atomes de carbone au sein de MgO induite par recuit lors des étapes de fabrication. L’objectif est maintenant d'introduire de manière contrôlée des centres paramagnétiques au sein de dispositifs spintroniques pour observer l'effet de façon systématique.
 

1 Les fluctuations dont il s'agit ici correspondent aux variations de température inévitables dans tout système réel en interaction avec un environnement. Ce dispositif n'est pas un démon de Maxwell qui extrairait de l'énergie d'un réservoir monotherme.

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Schéma de principe du générateur à spin : à droite et à gauche les deux électrodes, et au centre, les niveaux d’énergie discrets, spin ↑ en rouge et spin ↓ en bleu, d’un centre paramagnétique. Ces niveaux sont peuplés aléatoirement par des fluctuations thermiques (flèches circulaires violettes). Dans l’expérience, il s’agit d’atomes de C dans MgO. Lors des fluctuations du transport des électrons par effet tunnel (jaune), le spin est conservé. En utilisant des électrodes chacune conductrice pour une seule des deux orientations de spin, les fluctuations de transport s’effectuent entre l'électrode et le niveau discret de spin correspondant. Dans l’expérience, les deux électrodes avec leurs interfaces Co/C d’aimantation antiparallèle sélectionnent ainsi des spins opposés et la différence d’énergie des niveaux de transport par fluctuations engendre de fait une tension spontanée entre les électrodes.

 

Références

Spin-driven electrical power generation at room temperature. K. Katcko, E. Urbain, B. Taudul, F. Schleicher, J. Arabski, E. Beaurepaire, B. Vileno, D. Spor, W. Weber, D. Lacour, S. Boukari, M. Hehn, M. Alouani, J. Fransson et M. Bowen, Communications Physics, le 25 septembre 2019. 
DOI: 10.1038/s42005-019-0207-8
Lire l’article sur les bases d’archives ouvertes HAL et arXiv.

Contact

Martin Bowen
Directeur de recherche au CNRS, Institut de physique et chimie des matériaux de Strasbourg (IPCMS)
Daniel Lacour
Chargé de recherche au CNRS, Institut Jean Lamour (IJL)
Communication CNRS Physique