Détecter l'état électronique d'un atome en mesurant sa masse

Résultat scientifique

L'équivalence entre masse et énergie est bien connue par la célèbre relation d'Einstein E = mc2. En associant les mesures de masse les plus précises et les calculs quantiques et relativistes d'énergies de liaison électroniques les plus récents, des physiciennes et des physiciens ont pour la première fois identifié un état électronique excité en mesurant la différence entre la masse de l'atome excité et la masse de l'atome dans son état fondamental pour un atome de rhénium chargé 29 fois.

Pour étudier les propriétés des atomes chargés, les ions, il est nécessaire de les piéger suffisamment longtemps et pour cela, on utilise des champs électriques et magnétiques. Dans les pièges de Penning, un champ magnétique de plusieurs teslas contribue, avec un champ électrique statique, au confinement des ions en les faisant tourner autour des lignes de champ. La fréquence de rotation des ions – la fréquence cyclotron – est d'autant plus grande que leur masse est petite, et, dans les pièges les plus avancés, sa mesure donne accès à des mesures de masse ultra-précises. L'existence de la relation d'Einstein entre masse et énergie permet de comprendre que de telles mesures sont des voies pour avancer dans la connaissance des interactions entre les particules constitutives des atomes et donc des fondements théoriques de la physique. En particulier, dans le cas des ions lourds, parce que la charge du noyau est élevée, les niveaux d'énergie des électrons sont très sensibles aux termes quantiques et relativistes qui décrivent les interactions dans le cadre de la théorie de l'électrodynamique quantique. Il est particulièrement intéressant d'étudier des ions très chargés, "épluchés" d'un grand nombre d'électrons et dont les électrons restants sont fortement attirés par le noyau et pour cela très rapides et fortement relativistes.

Afin de sonder les interactions fondamentales à l'œuvre au sein des ions très chargés, des physiciennes et des physiciens de l'Institut Max Planck pour la physique nucléaire de Heidelberg ont développé un système à 5 pièges nommé PENTATRAP qui atteint une précision record de mesure de masse avec une incertitude relative de 10-11. Alors qu'ils cherchaient à sonder les propriétés du neutrino par la mesure de la différence de masse infime entre l'atome de rhénium chargé 29 fois 187Re29+ et l'isotope d'osmium de même charge 187Os29+, ils ont observé que certains ions 187Re29+ possédaient une masse supérieure à la masse attendue, avec une différence relative δm/m de l'ordre de 10-9, soit de façon imagée, la différence due à la présence d'une fourmi sur le dos d'un éléphant1 . Cette augmentation de masse est due à l'excitation d'un électron sur une orbite d'énergie plus élevée que celle qu'il occupe dans l'état fondamental. Différents calculs quantiques prenant en compte les corrections relativistes nécessaires pour atteindre la même précision que la mesure ont été effectués par les physiciens de l'université de Heidelberg et par un physicien du Laboratoire Kastler-Brossel (LKB, CNRS/Sorbonne Université/ENS/Collège de France). Ils ont permis d'identifier l'état excité comme un état métastable2 d'une durée de vie exceptionnellement longue de 130 jours environ, soit plus de 4 mois. Alors que les énergies des états excités des atomes sont le plus souvent mesurées via des transferts d'énergies avec des photons ou avec d'autres particules comme des électrons, il s'agit ici de la première mesure d'un état excité par une "simple" mesure de masse, n'impliquant aucun changement de l'état atomique. Ces résultats sont publiés dans la revue Nature.

Ces travaux démontrent une méthode inédite pour détecter des états excités de durée de vie extrêmement longue, par ailleurs très improbables à détecter par des processus de relaxation. Ils confirment les ions très chargés comme terrain d'exploration essentiel de la physique théorique. En effet, la précision des mesures de masse permet de tester plus loin la théorie de l'électrodynamique quantique utilisée jusqu'à présent. Elle devrait aussi permettre de mesurer des transitions nucléaires jusqu'à des énergies aussi petites que quelques eV. Par ailleurs, l'observation d'un tel état atomique de grande durée de vie ayant une transition dans le domaine des X-mous ouvre des perspectives à long terme pour pulvériser les records actuels de précision des horloges atomiques en réunissant une fréquence très élevée et une stabilité très grande de l'oscillation.
 

indelicato 2020
(gauche) Le dispositif PENTATRAP se compose de cinq pièges dits de Penning disposés les uns au-dessus des autres (la "tour" jaune au milieu). Dans ces pièges de construction identique, les ions à l'état excité et à l'état fondamental peuvent être mesurés en comparaison. Pour minimiser les erreurs, les ions sont également déplacés d'un piège à l'autre pour des mesures de comparaison. Crédit : MPI pour la physique nucléaire, Heidelberg.

(droite) Le dispositif PENTATRAP est situé dans une grande chambre à vide. À l'intérieur, il est refroidi à la température pour geler les mouvements thermiques perturbateurs des atomes. La température de la pièce est régulée à moins de 0,1 °C de variation par jour. Personne n'est autorisé à entrer dans le laboratoire pendant l'expérience. L'installation est contrôlée à distance. Crédit : MPI pour la physique nucléaire, Heidelberg.

 

  • 1Image utilisée par la première autrice de l'article, Rima Schüssler.
  • 2Il s'agit de l'état Kr 4d9 4f1 3H5 alors que l'état fondamental est l'état Kr 4d10 1S0.

Référence

Detection of metastable electronic states by Penning trap mass spectrometry. R. X. Schüssler , H. Bekker , M. Braß , H. Cakir , J. R. Crespo López-Urrutia , M. Door , P. Filianin, Z. Harman, M. W. Haverkort, W. J. Huang, P. Indelicato, C. H. Keitel, C. M. König, K. Kromer, M. Müller, Y. N. Novikov, A. Rischka, C. Schweiger, S. Sturm, S. Ulmer, S. Eliseev et K. Blaum, Nature, le 6 mai 2020.
DOI: 10.1038/s41586-020-2221-0

Article disponible sur les bases d’archives ouvertes HAL et arXiv

Contact

Paul Indelicato
Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire Kastler Brossel
Communication CNRS Physique