Comment recycler la chaleur en électricité à l’aide d’une molécule ?

Résultat scientifique

À l’aide de mesures expérimentales et de simulations atomistiques, des physiciens ont pu caractériser pour la première fois le rendement de conversion thermoélectrique de jonctions moléculaires.

Plus des deux tiers de l’énergie consommée par les individus ou par l’industrie est perdue sous forme de chaleur. Convertir une partie, même faible, de cette chaleur en une forme d’énergie propre et récupérable constituerait une avancée majeure pour les décennies à venir, dans le contexte actuel de crise énergétique mondiale.

Une solution couramment envisagée fait appel aux matériaux thermoélectriques solides, qui ont la capacité de convertir une différence de température en énergie électrique, un effet « thermoélectrique » découvert il y a près de deux siècles.  La recherche de matériaux aux propriétés thermoélectriques optimales est au cœur d’une intense activité de recherche depuis deux décennies. Les matériaux solides qui présentent les meilleurs rendements thermoélectriques sont toutefois non seulement peu abondants, et donc coûteux, mais ils contiennent également des composés chimiques toxiques. Il est donc crucial de proposer des solutions alternatives, non toxiques et plus économiques, pour convertir la chaleur en électricité.

La possibilité d’utiliser des jonctions moléculaires entre électrodes pour des applications thermoélectriques avait été discutée dans la littérature, mais le problème de la mesure expérimentale de leur rendement butait sur la mesure préalable du transfert de chaleur au travers d’une molécule unique et sa modélisation. Les chercheurs de l’Institut Lumière Matière à Lyon (ILM, CNRS / Univ. Lyon 1), en collaboration avec des expérimentateurs des laboratoires IBM à Zürich et de l’université de Durham ont récemment relevé ce défi et mesuré puis modélisé le rendement thermoélectrique d’une jonction moléculaire à température ambiante. La collaboration s’est concentrée sur une molécule rigide, chimiquement stable et possédant des groupements latéraux lui permettant de s’assembler facilement pour former des couches minces organiques, ce qui ouvre la possibilité de leur utilisation à grande échelle. Le rendement thermoélectrique mesuré pour cette molécule est encore loin des valeurs visées pour des applications technologiques. Cependant, de nombreuses pistes s’ouvrent aux chercheurs pour augmenter l’efficacité de la conversion thermoélectrique, par exemple en changeant sa topologie ou bien en favorisant des interférences quantiques.  Ce travail fournit enfin une meilleure compréhension des mécanismes de transfert de chaleur au sein des jonctions moléculaires, ce qui pourra guider la mise au point de films minces organiques présentant de bons rendements thermoélectriques. Ce travail est publié dans la revue Nature Communications.

La mesure expérimentale utilisée repose sur la technique de « break-junction » dans laquelle des cycles répétés d’ouverture et de fermeture d’une molécule pontée entre deux électrodes permet de déterminer son arrangement statistique le plus favorable et ses propriétés de transport thermoélectrique. Par ailleurs, les chercheurs ont employé plusieurs types de simulations atomistiques afin de calculer la conduction thermique au sein des jonctions moléculaires étudiées expérimentalement. D’un côté, des simulations de dynamique moléculaire, où les vibrations des atomes constituant le système sont décrites explicitement, permettent de mesurer la conductance thermique de la jonction moléculaire due aux phonons, les modes de vibration des ions du système. En outre, des calculs ab initio, reposant sur le formalisme de la théorie de la fonctionnelle de la densité, ont fourni la conductance électronique et la conductance thermique due aux électrons. 

De ces calculs, il ressort que la conduction thermique au sein du type de jonction étudiée est dominée par les vibrations de la molécule, la contribution électronique étant très négligeable devant celle due aux phonons. D’autre part, la valeur de la conductance thermique calculée est en très bon accord avec la valeur mesurée expérimentalement. Au-delà du bon accord entre les mesures expérimentales et les prédictions théoriques, ce travail montre que les groupements latéraux de la molécule n’augmentent quasiment pas la conductance thermique de la molécule, permettant ainsi à la jonction de supporter de grandes différences de température tout en induisant un courant électrique appréciable et augmentant ainsi le rendement thermoélectrique.

Ce travail montre qu’il est possible de transformer la chaleur en électricité à l’aide de jonctions moléculaires reliées à des électrodes métalliques. Il permet également de mieux comprendre d’un point de vue fondamental les mécanismes microscopiques qui pilotent le transfert de chaleur au sein de molécules uniques. Ce travail ouvre comme perspective le développement de films minces organiques à haute performance thermoélectrique. De tels systèmes constitueraient une alternative bon marché et non toxique aux matériaux massifs pour la génération d’électricité à partir de la chaleur perdue.

Illustration Merabia
Figure : Lorsqu’elle est soumise à une différence de température, une jonction moléculaire attachée à deux électrodes d’or génère un courant électrique (gauche : dispositif expérimental, droite : simulations atomistiques).

Références

Full thermoelectric characterization of a single molecule, Andrea Gemma, Fatemeh Tabatabaei, Ute Drechsler, Anel Zulji, Hervé Dekkiche, Nico Mosso, Thomas Niehaus, Martin R. Bryce, Samy Merabia et Bernd Gotsmann, Nature Communications, publié le 30 juin 2023.
Doi : 10.1038/s41467-023-39368-7
Archive ouverte : HAL

 

Contact

Samy Merabia
Directeur de recherche au CNRS, Institut lumière matière (ILM)
Communication CNRS Physique