Une nouvelle phase topologique pour le graphène

Résultat scientifique

Les isolants topologiques forment une nouvelle classe de matériaux d'avenir, notamment pour les technologies quantiques. En jouant de façon inédite sur ses propriétés électroniques, des chercheurs ont réussi à fabriquer une nouvelle phase topologique pour le graphène, associant ainsi de façon prometteuse les qualités du graphène et celles des isolants topologiques.

Les isolants topologiques ont la propriété d’être isolants en volume et conducteurs en surface, avec des propriétés quantiques très spécifiques. Par ailleurs, le graphène, matériau bidimensionnel formé d'une couche unique d'atomes de carbone, est un matériau conducteur aux atouts multiples pour les nouvelles technologies. Il possède notamment des propriétés intéressantes liées à sa structure de bande, c'est-à-dire à la relation en forme de cône qui existe entre l'énergie et l'impulsion des électrons. Lorsqu’un feuillet de graphène parcouru par un courant est soumis à un champ magnétique intense qui lui est perpendiculaire, un effet dit effet Hall quantique conduit à l'apparition de charges opposées sur les deux bords du feuillet parallèles au courant et à une conductance quantifiée. Cet effet Hall quantique est spécifique aux matériaux bidimensionnels et s'explique par la façon dont les niveaux d'énergie associés au mouvement de giration des électrons autour du champ magnétique (niveaux de Landau) se positionnent dans la structure de bande. Remarquablement, dans le cas du graphène, cet effet existe même à température ambiante. Il existe un autre effet Hall quantique, l'effet Hall de spin quantique, obtenu généralement à très basse température, dans lequel le champ magnétique est remplacé par le couplage entre le spin et le mouvement orbital de l'électron (couplage spin-orbite) et les charges apparaissant sur les bords deviennent polarisées en spin. La théorie prédit que le feuillet de graphène devient alors un isolant topologique, conducteur seulement sur les bords. Alors que l'effet Hall quantique a été abondamment étudié expérimentalement pour le graphène, cette phase topologique prévue avec l'effet Hall de spin quantique n'a jusqu'à présent pas été observée.

Avec une approche radicalement nouvelle, des physiciens de l'Institut Néel (CNRS) à Grenoble, en collaboration avec le Laboratoire national des champs magnétiques intenses (LNCMI-Grenoble, CNRS) et avec des chercheurs chinois et japonais, ont créé une nouvelle phase topologique du graphène, celle qui était recherchée avec l'effet Hall de spin quantique. Pour cela, au lieu de chercher à contrôler le couplage spin – orbite au sein du graphène, ils sont partis de l'effet Hall quantique et ils ont cherché à contrôler les interactions coulombiennes en couplant un feuillet de graphène avec un substrat de titanate de strontium. Ils ont ainsi obtenu cette nouvelle phase qui cumule les avantages d'être extrêmement robuste, de nécessiter des champs magnétiques modérés, et d'être est stable jusqu'à une température de 110 kelvins. Ces résultats sont publiés dans la revue Science.

La nouveauté de l'approche a consisté à placer le feuillet de graphène à proximité d’un substrat à très forte constante diélectrique, le titanate de strontium (SrTiO3, er ≈ 10 000). La distance entre les deux matériaux est contrôlée par l'intercalation d'une mince couche de nitrure de bore hexagonal (h-BN). Ce contrôle permet de jouer sur la structure de bande du graphène en jouant sur les interactions coulombiennes entre les électrons via l'écrantage par le substrat. Pour de faibles épaisseurs de la couche de h-BN (≲10 nm), il apparaît alors une séparation des spins qui confère au graphène les mêmes propriétés que celles de l'effet Hall de spin quantique. Une paire de canaux de conduction unidimensionnels de spins opposés apparaît alors sur chaque bord du feuillet. Un tel arrangement est dit hélicoïdal dans la mesure où la direction du spin est liée à celle de l'impulsion. C'est cette propriété qui limite la diffusion des électrons d'un canal à l'autre et qui confère les propriétés de cohérence quantique à l'état topologique. La réalisation de cet état nécessitait de positionner exactement une couche de h-BN extrêmement fine et pure entre le graphène et le substrat de SrTiO3 pour bénéficier de l’effet d’écrantage et réaliser ce contrôle inédit des interactions coulombiennes dans le graphène.

De par sa relative simplicité de fabrication et sa compatibilité avec des matériaux magnétiques ou supraconducteurs, cette phase topologique du graphène a des perspectives d’application considérables, surpassant nombre de matériaux isolants topologiques connus jusqu'à présent. En la couplant à des électrodes supraconductrices elle pourrait par exemple permettre la fabrication d’états quantiques protégés, les fermions de Majorana, utilisables pour les futures générations d’ordinateurs quantiques.

 

image sacépé 2020
A gauche, schéma de principe de l’échantillon de graphène encapsulé entre deux feuillets de nitrure de bore (BN) et déposé sur un substrat de titanate de strontium (SrTiO3).
A droite, représentation schématique du feuillet de graphène et des canaux de conduction existant au bord pour la nouvelle phase topologique composée d’une paire de canaux de conduction hélicoïdaux se propageant avec une direction opposée, le long des bords du graphène. Les flèches rouges et bleues perpendiculaires au feuillet représentent les deux directions possibles du spin des électrons, et les flèches dans le plan du feuillet représentent la direction de l'impulsion des d'électrons.

 

Référence

Helical quantum Hall phase in graphene on SrTiO3. L. Veyrat, C. Déprez, A. Coissard, X. Li, F. Gay, K. Watanabe, T. Taniguchi, Z. Han, B. Piot, H. Sellier et B. Sacépé, Science, le 14 février 2020.
DOI: 10.1126/science.aax8201

Article disponible sur les bases d’archives ouvertes HAL et arXiv.

Contact

Benjamin Sacépé
Chercheur CNRS, Institut Néel (NEEL)
Benjamin Piot
Chargé de recherche au CNRS, Laboratoire national des champs magnétiques intenses
Communication CNRS Physique